L’abeille, un insecte forestier ?

Idée reçue

C’est en découvrant une colonie logée dans un vieux fut métallique défoncé qui trainait sur le sol d’une ancienne carrière transformée en décharge à matériaux que j’ai commencé à vouloir aider les abeilles mellifères à l’état sauvage. Puisqu’elles souffraient d’une crise du logement telle qu’elles étaient obligées de vivre dans un bidonville, pourquoi ne pas leur offrir comme aux oiseaux des nichoirs, c’est à dire des cavités artificielles ? Et où mettre de préférence ces nichoirs sinon dans leur milieu originel, les bois et forêts ? Cela m’a semblé une telle évidence que j’ai accepté cette idée sans discussion. Et pourtant, il y a matière à discussion !

Abeille mellifère butinant sur la bruyère
Abeille mellifère butinant sur la bruyère

Le 31 août 2019 s’est tenue à Berlin la rencontre internationale « Learning from the bees » (Apprendre des abeilles). Dans son intervention intitulée « Return of Tree Beekeeping. Searching for a new place for honey Bees in Forests » (Le retour de l’apiculture arboricole. Recherche d’une nouvelle place pour les abeilles mellifères dans les forêts), Przemyslaw Nawrocki du WWF Pologne aborde la question des forêts européennes et de leur évolution dans le temps. Son constat de départ est simple : les populations d’abeilles mellifères sauvages dans les forêts sont en mauvais état, une situation comparable à celle des grandes espèces de carnivores.

Pour expliquer ce phénomène, il évoque l’histoire complexe des forêts de plaine et des abeilles mellifères en Europe. Selon lui la forêt primitive, le milieu dans lequel l’abeille mellifère a évolué, était façonnée par les fluctuations climatiques, par l’action de cinq espèces de grands herbivores (aurochs, bison, élan, cerf et chevreuil) régulés par de grands prédateurs (ours, loup, lynx), par celle des castors, par les catastrophes naturelles comme les incendies ou les ouragans. Cette forêt primitive, caractérisée par un peuplement important de tilleuls a disparu. La forêt de Bialowieza en Pologne est celle qui se rapproche le plus de cette forêt vierge européenne.

Qu’est-ce qu’une forêt ?

Przemyslaw Nawrocki s’interroge ensuite sur la signification originelle des mots « forest » en anglais et « wald » en allemand, forêt en français. Selon lui c’était une « zone sauvage non cultivée qui consiste en une mosaïque de prairies, de broussailles, d’arbres et de petits bois ou autres groupes d’arbres ». Depuis le Néolithique jusqu’au XIXe siècle, la forêt vierge primitive a cédé la place à cette forêt ancienne façonnée par l’agriculture. C’est en effet un lieu de production servant au pâturage des animaux domestiques, source de foin, de glands, de bois de chauffage.

Remarque valable pour la Pologne mais non systématisable partout, le pâturage des herbivores domestiques et les incendies provoqués par l’homme entretenaient sur des sols sableux de vastes étendues de bruyère. Il cite à l’appui de ses dires la forêt d’Augustów, dans le nord-est de la Pologne. Du XVe au XIXe siècle, la canopée des arbres couvrait 60 % de la surface et le bois sur pied représentait 160 m3 par hectare. Aujourd’hui, la canopée couvre 100% de la surface avec 330 m3 de bois sur pied par hectare.

Nos forêts actuelles, centrées uniquement sur la production de bois, avec une réduction du nombre d’espèces d’arbres et de leurs classes d’âge, une canopée haute, une surreprésentation des résineux, une acidification des sols et une pénurie d’arbres creux, ne sont plus vraiment favorables aux abeilles mellifères. Il signale comme derniers vestiges de la forêt plus claire du passé ces vieux chênes à la couronne étalée qui subsistent dans une forêt dense, où le manque de lumière oblige les jeunes arbres à pousser en hauteur et non plus en largeur.

Pâturage en liberté en Corse
Pâturage « libre » en Corse

Une forêt peu nourricière

En Pologne subsiste une tradition d’apiculture forestière, utilisant soit des ruches-troncs creusées dans un rondin et placées dans les arbres, soit des ruches arboricoles creusées dans le tronc d’un arbre vivant. Przemyslaw Nawrocki a donné une synthèse du suivi pendant treize ans (2007-2019) de 45 ruches-troncs ou arboricoles dans deux forêts polonaises et peuplées spontanément à 96 %. Seules 5 % des colonies ont été traitées contre le varroa et 16 % ont bénéficié d’un nourrissement au sirop.

Voici quelques conclusions intéressantes pour notre réflexion :

  • la récolte de miel est négligeable, et possible seulement de façon sporadique (7% des ruches)
  • un peu moins d’une colonie sur deux survit à l’hiver, avec une durée de vie maximale observée de 6 ans, ou plus exactement de 6 hivers survécus
  • Sur 73 décès de colonies analysés, dans 3 cas (4 %) du miel subsistait dans les rayons et une maladie pouvait être suspectée. Dans 70 cas
    (96 %) il n’y avait plus de miel en réserve et la cause la plus probable de la mort était la famine.
  • l’augmentation du nombre de ruches n’entraîne pas automatiquement une augmentation du nombre de colonies d’abeilles mellifères.

Quelle leçon en tirer, sinon que ces deux forêts n’offrent pas, ou plus, une nourriture suffisamment importante et variée aux abeilles mellifères ? Devant le recul des moutons et des incendies qui favorisaient autrefois les abeilles, Przemyslaw Nawrocki cite les manœuvres de blindés dans l’enceinte d’un camp militaire ainsi que l’arrivée de plantes exotiques envahissantes échappées des jardins (verge d’or du Canada) comme nouveaux facteurs augmentant la ressource en nectar de ces forêts. C’est dire combien le milieu originel qui s’auto-entretenait a été modifié au point de dépendre aujourd’hui en grande partie de perturbations d’origine humaine pour conserver une petite part d’hospitalité pour les abeilles mellifères.

Conclusion de l’auteur, les ruches doivent être placées entre 2,4 et 3 km d’une autre colonie (dans un arbre creux ou dans une ruche-tronc
ou arboricole) et à 3 km au moins d’un rucher. Mais pour que les essaims qui circulent aient une bonne chance de repérer une ruche vide, celle-ci ne doit pas être placée à plus de 4,5 km de distance de la colonie la plus proche.

Plantation-de-resineux
Plantation de résineux

Changer de regard sur la forêt

Ces données sont valables pour les forêts polonaises. Les climats, les sols, les traditions forestières françaises sont suffisamment différents de la situation polonaise pour qu’on ne puisse pas appliquer mécaniquement ces préconisations chez nous. Cependant, j’en tire personnellement quelques enseignements qui remettent en cause radicalement quelques idées reçues dont je me satisfaisais jusqu’à présent sans réelle réflexion :

  • Le milieu forestier originel dans lequel a évolué l’abeille noire de chez nous, depuis plus de 10.000 ans et la fin de la dernière glaciation, a disparu.
  • Le milieu forestier actuel s’avère, en tenant compte des critères de Przemyslaw Nawrocki, plutôt hostile aux abeilles. D’après les chiffres officiels donnés par l’IGN (Institut national de l’information géographique et forestière), si la « forêt » française est passée de 9 millions d’hectares en 1830 à près de 17 millions en 2018, soit presque un doublement, la moitié de cette surface est couverte de peuplements d’une seule espèce et un tiers de deux espèces seulement. La forêt potentiellement intéressante pour les abeilles mellifères car présentant au moins trois essences ne couvre que 17% de la surface totale, soit un peu moins de 3 millions d’hectares. Donc depuis 1830 la surface des forêts favorables aux abeilles mellifères n’a pas doublé, mais a été divisée par trois !
  • Dans ces conditions, ma conviction qu’il fallait chercher en forêt les parcelles avec des arbres grosso modo de plus de 80 ans pour qu’ils aient une probabilité non négligeable d’avoir développé des cavités intéressantes pour les abeilles mellifères doit être fortement tempérée : peu d’intérêt si ces parcelles se trouvent dans une forêt monospécifique, en particulier de résineux.
  • Il serait plus rationnel de rechercher les lambeaux, s’il en existe encore, de ce que les phytosociologues appellent la tillaie, c’est à dire les boisements riches en tilleuls. Et si les peuplements sont trop jeunes pour offrir des cavités naturelles, c’est là que la pose de nichoirs à abeilles mellifères serait logique. Le milieu idéal pour les abeilles mellifères, si l’on se base sur la description que donne Przemyslaw Nawrocki de la forêt ancienne d’Augustów, ne se trouverait-il pas aujourd’hui non dans les forêts devenues des cultures d’arbres mais dans les zones de bocage encore préservées, comme il en existe dans certains coins de Normandie ou des marges du Massif central par exemple ? Les colonies à l’état sauvage y trouveraient, sinon les meilleures conditions de vie, du moins les moins pires ? C’est une piste à creuser, et à expérimenter.
Abeille mellifère butinant une fleur de tilleul
Abeille mellifère butinant une fleur de tilleul


Article rédigé par Vincent Albouy dans le huitième numéro de la revue Abeilles en liberté.

4 Comments

  1. Bonjour,
    Dans les forêts, il faut privilégier la régénération naturelle, et si elle ne vient pas, il faut diversifier les essences repiquées.
    L’invasion des scolytes dans les plantations monospécifiques d’épicéas va remettre les pendules à l’heure.
    Une tillaie dans sa forêt ne suffit pas. Le reste de l’année, les abeilles ont quoi à manger ?

  2. Super article! Je viens juste de diviser mon rucher en en mettant 6 en forêt, pensant que c’était leur milieu naturel grâce aux arbres creux. En plus ce bois abrite de magnifiques cepees de tilleul. Il comporte aussi 8 espèces dominantes dont 4 très mellifères. En cherchant autour de chez vous il y a probablement la même perle rare !

  3. Très bon article et réflexion ! Je ne savais même pas que les abeilles étaient issues des forêts, je pensais que, à l’instar des guêpes, elles préféraient les milieux plus ouverts, mais par rapport aux ressources c’est logique.

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