Les cartes polliniques, sculptures olfactives et peintures végétales de Bärbel Rothhaar – 2e volet

Les projets réalisés par Bärbel Rothhaar

« Le terme ‘‘artiste écologique’’ regroupe une grande diversité d’artistes, et c’est très compliqué d’enfermer ce champ de pratique, très vaste, dans un seul et unique terme. […] Les artistes s’emparent de ces phénomènes globaux du type du changement climatique, l’érosion de la biodiversité, qu’on ne peut pas saisir à l’échelle individuelle, pour les traduire dans des formes esthétiques, sensibles, perceptibles. Il y a aussi beaucoup d’artistes qui vont directement travailler avec, et en reprenant peut-être les méthodes et les outils des militants, donc vraiment de l’action politique. […] L’artiste peut aussi devenir berger, agriculteur, herboriste, etc., et donc embrasser d’autres champs d’action pour pouvoir mener à bien sa pratique artistique. […] On sait que le monde s’effondre, on le ressent au quotidien et néanmoins on ne change pas nos comportements. Donc, cette question de la sensibilisation doit peut-être passer par les sens, au sens propre, ce qui n’est actuellement pas le cas des campagnes de sensibilisation justement. […] Et donc qui, sinon les artistes ? En tout cas, ils font partie de ces membres de la société qui sont peut-être des experts en sensibilité et qui peuvent justement développer d’autres rapports au monde. » Lauranne Germond 1

« L’artiste peut être un artiste ‘‘réparateur’’. L’homme a tellement détruit qu’il y a beaucoup à réparer. […] l’artiste a toute sa raison d’être dans […] [la] réparation, parce qu’il est fortement créatif, imaginatif, bricoleur […]. Il est quasiment impossible de travailler seul aujourd’hui. […] les enjeux sont trop importants et nous devons, pour être crédibles dans notre métier en tant qu’artistes, collaborer […] avec les scientifiques, c’est primordial. » Lucy Orta 2

« J’ai le sentiment qu’on quitte un petit peu la collaboration art/science qui se faisait au niveau de la recherche pour […] [qu’elle devienne] beaucoup plus populaire et inclusive à travers des actions de terrain. Il me semble que la différence entre projet ou objet est en train de bouger. Que l’artiste soit en train de faire un objet, une sculpture ou un projet de ferme biologique, on est moins crispé sur ces frontières, et le rôle de l’artiste qui prend la parole et agit avec les autres, le fait à une échelle locale, en tenant compte des grands enjeux environnementaux et sociaux qui l’entourent. » Alice Audouin 3

 « L’artiste offre une opportunité dans le collectif pour l’action écologique, où il sort du champ des relations de pouvoir habituelles parce qu’il n’aura pas d’obligation de résultat. Il peut ne pas réussir son objectif de transformation sociale, il n’a pas l’objectif d’avoir un modèle économique. Il n’est pas dans un jeu de pouvoir, à vendre quelque chose ou à vouloir être ré-élu. Du coup, il y a une posture de neutralité qui lui permet d’être un agent ou un lien social sur un territoire pour proposer des choses. » Loïc Fel 4

 « Il s’agit de mettre en présence, de développer des situations expérientielles où tous les autres sens, et pas seulement la vue, sont sollicités : le parfum, le toucher, l’ouïe, évidemment, le goût aussi, et la proprioception 5 que l’on partage avec les plantes. » Thierry Boutonnier 6

Intéressons-nous présentement aux détails du récent travail effectué par Bärbel Rothhaar engagé en ce sens.

Brême 2008-2009

En collaboration avec la chercheuse apidologue Dorothea Brückner, Bärbel Rothhaar a analysé les environs immédiats de l’Institut de recherche sur les abeilles de l’Université de Brême. À partir de leurs découvertes, trois cartes polliniques saisonnières ont été élaborées. Les points de repère utilisés par les abeilles lors de leurs vols butineurs sont principalement des structures artificielles telles que des immeubles de grande hauteur et des rues. Au cours des années suivantes, les étudiants en biologie ont utilisé ces cartes lors d’études de terrain sur la cognition spatiale des abeilles.

Israël 2014

Pour le projet d’exposition ÉVIDENCE à Nazareth en Israël, B. Rothhaar a développé une carte pollinique qui couvre quelques kilomètres carrés de la région frontalière située entre Israël et la Cisjordanie. Afin de trouver du pollen, du nectar et de l’eau, les abeilles d’un apiculteur du village de Ya’bad survolent la frontière jusqu’à la réserve naturelle appelée Umm al-Rihan. Les structures frontalières artificielles sont utilisées par les abeilles dans leur navigation comme points de repère. Thématiquement, cette contribution au projet traite de l’interférence humaine dans les milieux naturels, que ce soit par la construction de frontières, la manipulation génétique ou les pesticides.

ÉVIDENCE était un projet collaboratif mené avec Osnat Bar-Or, photographe israélien, professeur d’art et activiste ainsi qu’avec Manar Zuabi, un professeur d’art et artiste palestinien qui réalise performances et installations. 

Berlin 2015

Pour l’exposition SYMBIOSEN au Musée botanique de Berlin, B. Rothhaar a travaillé sur la co-évolution des plantes et des abeilles. Une partie de cette exposition consistait en une carte pollinique de la zone où se trouvent les propres ruches de l’artiste. Carte présentée avec des peintures, dessins et sculptures de pollens à l’unisson des expositions scientifiques du musée. SYMBIOSEN était un projet collaboratif conduit avec Werner Henkel et Anja Schindler.L’artiste originaire de Brême Werner Henkel baptise son concept artistique NaturArte, déclarant : « La nature est matière, espace et sujet de mon art. » L’artiste allemande Anja Schindler travaille souvent dans l’environnement des musées d’histoire naturelle ; elle imite leurs collections et provoque de l’irritation parfois par sa manière de colorer les objets en bleu vif.

En 2022 et 2023, la plasticienne a étudié plusieurs habitats allemands et européens que les humains partagent avec les abeilles et les plantes. Elle a créé des cartes polliniques et des herbiers en Engadine (Suisse), en Rhénanie-Palatinat (Allemagne), à Krk en Croatie et à Berlin.

De septembre 2023 à mars 2024, l’artiste présente une installation intitulée Flying Field * Scent Field (Champ de vol * Champ odorant) à la Spore Initiative à Berlin (nous nous intéresserons à cette structure dans le 3e volet de ce texte). Dans le cadre de cette série en cours, Bärbel Rothhaar présente une carte pollinique des environs de la Spore House avec une ruche imaginaire en son centre, révélant les fluctuations saisonnières du pollen, du nectar, de la propolis et des réserves d’eau dans un rayon de vol de 3 km. Ce dispositif consistant en une installation interactive au sol se compose d’un grand tapis rond de 4 x 4 mètres de diamètre, sur lequel les rues, parcs et rivières sont représentés par du feutre coloré.

S’appuyant sur une étude pollinique réalisée pour Neukölln (quartier du centre-sud de Berlin) par la Lise-Meitner-Schule (une école de sciences physiques, chimiques et biologiques) sur les connaissances des apiculteurs locaux, l’artiste adopte une approche propre aux sciences participatives citoyennes afin d’identifier les besoins élémentaires des abeilles mellifères dans un paysage urbain en transformation. Elle invite des voisins, des apiculteurs ainsi que des écoles à participer à une série de butinages et de marches polliniques. Les plantes sources de pollens valorisés par les abeilles sont ainsi collectivement localisées, identifiées à l’aide d’une application dédiée, puis représentées sur la carte par des morceaux de tissu colorés découpés. Une carte pollinique qui présente également les points de repère pertinents utilisés par les butineuses pour naviguer au sein d’un paysage urbain composé de bâtiments, rues, parcs, arbres et plans d’eau. En incluant les étudiants et leurs enseignants, l’approche pédagogique de Spore Initiative valorise ce projet et en révèle la pertinence en termes, notamment, de conscientisation de l’urgente nécessité d’apprendre à partager nos habitats – fussent-ils, comme les milieux urbanisés, très artificialisés – avec les autres qu’humains. Les villes sont des milieux d’accueil de la biodiversité et pourraient l’être davantage encore si dans leur conception et leur evolution elles étaient réfléchies, pensées, organisées comme telles 8.

Parfums

Outre les cartes polliniques précédemment présentées, Bärbel Rothhaar a intégré, au sein de son installation Flying Field * Scent Field, un aspect olfactif – l’odorat jouant un rôle crucial dans le rapport noué par les abeilles (et le monde animal en général) à leurs milieux de vie 9. Dorothea Brückner écrit : « Les abeilles vivent dans un monde rempli de signaux chimiques. Dans leur sombre ruche, elles doivent s’appuyer sur ces messages moléculaires comme moyen de communication entre partenaires du nid… Les abeilles domestiques émettent des signaux chimiques lorsqu’elles recherchent de la nourriture, défendent le nid et se reproduisent » (citation du catalogue Bee Spaces, Brême, 2010). Les découvertes du biologiste comportementaliste allemand spécialiste des abeilles mellifères Jürgen Tautz montrent que chez ces insectes dits « domestiques », les odeurs jouent effectivement un rôle déterminant dans la transmission d’informations sur les sources alimentaires par exemple. Tout en exécutant la célèbre danse frétillante dans l’obscure cavité de la ruche, l’abeille dansante offre des échantillons de la nourriture ramenée, riche de son parfum spécifique. Puis l’expérimentée butineuse s’envole hors de la ruche et se dirige vers la source de provende végétale ; en tant qu’éclaireuse avertie, elle laisse une trace odorante (du géraniol, émis par la glande de Nasanov, une phéromone de regroupement) dans l’air afin d’aider les autres butineuses à la suivre.

Dans le cadre d’expériences comportementales menées par la biologiste Dorothea Brückner, il est apparu que les abeilles mellifères peuvent être « entraînées » à la reconnaissance de n’importe quelle odeur, pas seulement celles des fleurs. En 2008, certains journaux ont même fait état d’expériences d’entraînement d’abeilles à la détection de l’odeur d’explosifs afin de localiser les mines terrestres.

Compte tenu de l’aspect cardinal de l’odorat dans l’écologie des abeilles et notamment, leur quête de ressources vivrières, B. Rothhaar a jugé cohérent de compléter sa carte pollinique en matériau textile par un Scent Field, à savoir cinq sculptures en céramique renfermant/libérant des substances odoriférantes utilisées dans le laboratoire de Dorothea Brückner.

Tout comme chez les humains, la mémoire des abeilles est étroitement liée à la perception des odeurs. Suivant son propre mantra « Qu’est-ce que ça fait d’être une abeille ? », la plasticienne adopte une approche entomologique pour explorer la mémoire olfactive des insectes, mais aussi celle des humains. Les « objets parfumés » conçus par elle ont pour finalité de provoquer des impressions synesthésiques 10 libérant cinq substances odorantes différentes trouvées en laboratoire et dont les noms ne sont pas révélés. Les visiteurs sont invités à sentir ces parfums, à activer leurs propres souvenirs avant d’ajouter s’ils le souhaitent des notes manuscrites sur les socles desdites sculptures, reliant ainsi ces fragrances à des souvenirs personnels.

L’installation LUFTWURZEL de Bärbel Rothhaar célèbre le thème des racines aériennes. Elle s’inscrit dans le cadre de la série d’expositions « Paperasses » présentée par Zebrapony à Berlin, du 6 octobre au 5 novembre 2023.  www.zebrapony.de

Vue de l’installation LUFTWURZEL, avec l’artiste Bärbel Rothhaar.
Photo © Line Claudius

Références

  1. Dans « Qu’est-ce que ‘‘l’art écologique’’ ? », 2e émission d’une série intitulée L’Art est l’environnement proposée par Paul Ardenne, France culture, février 2023. www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-l-art-est-l-environnement
    Ibid.
  2. Dans « En quoi l’art écologique est-il aussi un art militant ? », 4e émission d’une série intitulée L’Art est l’environnement, op.cit.
  3. Dans Ibid.
  4. Dans « Qu’est-ce que ‘‘l’art écologique’’ ? », op.cit.
  5. La proprioception est la perception de la position des différentes parties du corps et des mouvements des membres dans l’espace, permettant le contrôle de la posture et la coordination des mouvements sans vérification visuelle, grâce à des récepteurs proprioceptifs. 
  6. Dans « Qu’est-ce que ‘‘l’art écologique’’ ? », op.cit.
  7. Lire Rémi Beau, Éthique de la nature ordinaire. Recherches philosophiques dans les champs, les friches et les jardins, Éditions de la Sorbonne, coll. « Philosophies pratiques », 2017, 342 p.
  8. Par exemple, se reporter à l’extraordinaire œuvre architecturale de l’Italien Stefano Boeri qui érige des immeubles recouverts d’arbres (Bosco verticale) et travaille au surgissement de terre de futures villes-forêts. www.18h39.fr/2-min-a-perdre/l-architecte-qui-fait-pousser-des-forets-sur-les-gratte-ciel.html
    Ou l’immeuble également foisonnant d’arbres de l’architecte italien Luciano Pia à Turin.  www.demotivateur.fr/atelier/un-immeuble-aux-allures-de-foret-verticale-fait-rever-turin-et-tente-de-proteger-ses-habitants-des-nuisances-de-la-ville-11997
  9. À lire, un excellent article sur les trames odorantes : Renou M., Sordello R., Reyjol Y., « La biologie de la conservation doit-elle prendre en compte les paysages odorants ? », Sciences Eaux & Territoires 74, 2021. www.researchgate.net/publication/354886562_La_biologie_de_la_conservation_doit-elle_prendre_en_compte_les_paysages_odorants
    « Pollution à l’ozone : les abeilles ne se rappellent plus comment faire la différence entre les parfums de fleurs ». www.inee.cnrs.fr/fr/cnrsinfo/pollution-lozone-les-abeilles-ne-se-rappellent-plus-comment-faire-la-difference-entre-les
    « L’ozone, cet autre polluant sous-estimé, qui menace la santé et la biodiversité ». www.futura-sciences.com/planete/actualites/pollution-ozone-cet-autre-polluant-sous-estime-menace-sante-biodiversite-94612
  10. La synestésie est un « trouble de la perception sensorielle dans lequel une sensation normale s’accompagne automatiquement d’une sensation complémentaire simultanée dans une région du corps différente de celle où se produit l’excitation ou dans un domaine sensoriel différent. » www.cnrtl.fr/definition/synesth%C3%A9sie
    « Pour le synesthète, une information sensorielle s’associe ou déclenche une perception sensorielle d’un autre ordre. » www.sciencesetavenir.fr/sante/la-synesthesie-qu-est-ce-que-c-est_161601 

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