Sous l’impulsion de Honey Bee Watch(2), une équipe internationale composée de quatorze experts vient de réévaluer le statut des populations d’abeilles mellifères (Apis mellifera) vivant à l’état sauvage dans l’Union européenne, pour la Liste rouge des espèces menacées de l’UICN. Cette réévaluation a conduit à l’abandon de la précédente classification « Données insuffisantes » au profit de la catégorie « En danger », à la lumière de nouvelles données démontrant un déclin significatif des colonies vivant à l’état sauvage dans l’Union européenne, déclin répondant aux critères exigés par l’UICN pour ce niveau de menace(3). Avant la désignation « Données insuffisantes » de 2014, le manque d’études sur les colonies sauvages, conjugué aux pertes observées dans les ruches gérées, avait conduit la communauté scientifique à présumer la disparition totale des abeilles mellifères sauvages en Europe.

La professeure Grace McCormack (Université de Galway, Irlande), évaluatrice du projet, confie : « Ce qui m’a frappée dès le départ, c’est la solidité de cette idée reçue selon laquelle les abeilles mellifères sauvages avaient disparu — sans qu’aucune preuve ne l’atteste. Pour une espèce d’une telle importance mondiale, les données étaient incroyablement lacunaires. »
Un renouveau scientifique pour les abeilles mellifères vivant à l’état sauvage
Face à cette méconnaissance, plusieurs chercheurs ont entrepris d’explorer la présence et la répartition des colonies vivant à l’état sauvage, sans intervention humaine, choisissant librement leur site de nidification. Des colonies ont ainsi été découvertes — et sont actuellement étudiées — en Irlande, au Royaume-Uni, dans les parcs nationaux français, les forêts d’Allemagne, de Suisse et de Pologne, le long de la péninsule italienne, jusqu’à Belgrade, en Serbie. Elles se nichent dans les cavités d’arbres, les cheminées et les rebords de toits, les statues creuses, les châteaux, voire dans des boîtes aux lettres abandonnées.
Conscients de l’isolement de ces recherches menées en parallèle, plusieurs scientifiques ont souhaité fédérer leurs travaux. C’est ainsi qu’est née Honey Bee Watch, en 2020, dans le but de créer un réseau international permettant le partage des données, la mise en commun des ressources et la coordination d’un champ d’étude encore émergent.
Un travail collectif d’envergure européenne
Les professeurs Denis Michez et Mira Boustani (Université de Mons, Belgique), auteurs principaux du nouveau rapport européen sur la liste rouge des abeilles, ont invité Honey Bee Watch à réévaluer le statut des populations sauvages d’Apis mellifera dans le cadre d’une vaste étude portant sur plus de 2 000 espèces d’abeilles. Ce processus, étalé sur deux ans, a mobilisé une équipe pluridisciplinaire chargée d’analyser la littérature existante, d’identifier les chercheurs travaillant sur les colonies à l’état sauvage, de collecter des données et d’organiser des débats et ateliers d’experts.
Arrigo Moro (Honey Bee Watch et Université de Galway, Irlande), coordinateur principal de la réévaluation, explique : « Malgré la perception largement répandue selon laquelle l’abeille mellifère occidentale serait exclusivement une espèce domestiquée, ses populations sauvages demeurent une composante essentielle de la faune européenne, au même titre que les autres abeilles sauvages. Les données disponibles sur le déclin de leurs populations et sur les menaces pesant sur leur survie justifient pleinement leur classement comme espèce “En danger” dans les 27 États membres de l’Union européenne. Ce nouveau statut constitue une étape déterminante pour la recherche et la mise en œuvre de mesures de conservation adaptées. »
Une classification aux implications majeures
Conformément aux critères de l’UICN, la catégorie « En danger » s’applique aux espèces présentant un risque très élevé d’extinction à l’état sauvage. Dans le cas de l’Apis mellifera sauvage, cette décision repose sur une réduction de population estimée sur les dix dernières années, étayée par les travaux de Patrick Kohl (Université de Hohenheim, Allemagne) et Benjamin Rutschmann (Agroscope, Suisse), ainsi que sur les effets cumulés de multiples menaces : parasites, prédateurs, pathogènes, pesticides et hybridation.
Cette désignation s’applique exclusivement aux 27 pays de l’Union européenne. À l’échelle paneuropéenne, le statut reste « Données insuffisantes », en raison de la faiblesse des données sur la répartition et la dynamique des colonies vivant à l’état sauvage dans le reste du continent.
Le professeur Simon Potts (Université de Reading, Royaume-Uni), coprésident du groupe de spécialistes des abeilles sauvages de l’UICN, souligne : « Les espèces classées “Données insuffisantes” demeurent souvent invisibles dans les politiques de conservation. Les reclasser dans une catégorie scientifiquement étayée, comme celle d’“En danger“, permet de les intégrer aux priorités et aux stratégies de protection. »

Un tournant pour les abeilles mellifères sauvages
Cette réévaluation marque un tournant majeur : elle pourrait redéfinir la manière dont sont perçues, étudiées et protégées les abeilles mellifères vivant à l’état sauvage. Elle appelle toutefois à poursuivre les recherches, notamment dans les régions baltes, balkaniques, scandinaves et russes, encore dépourvues de données robustes, et à renforcer les programmes de suivi à long terme afin de mieux comprendre la démographie et la génétique de ces populations.
Le consortium d’experts réuni par Honey Bee Watch a pour ambition d’étudier plus précisément les colonies d’abeilles mellifères vivant à l’état sauvage, de développer des solutions naturelles afin de réduire la mortalité des colonies gérées, et de tendre vers une apiculture durable. Car, malgré une augmentation du nombre de ruches, les pertes demeurent alarmantes. Par exemple, entre juin 2024 et mars 2025, les apiculteurs commerciaux américains ont perdu en moyenne 62 % de leurs colonies, soit plus de 1,6 million de colonies.

Préserver la capacité de résilience de l’espèce
Protéger les abeilles mellifères sauvages survivant sans intervention de l’homme face aux pressions biotiques connues (ex. parasites, prédateurs, pathogènes) est un espoir pour la conservation de l’espèce. Cette capacité de résilience peut être perçue comme un réservoir génétique et écologique inspirant, comme potentielle solution basée sur la nature pour aider l’apiculture à faire face aux changements globaux.
Évaluateurs et auteurs de la réévaluation du statut des populations d’abeilles mellifères (Apis mellifera) vivant à l’état sauvage dans l’Union européenne : Arrigo Moro (coordinateur principal, Université de Galway et Honey Bee Watch, IE), Patrick Kohl (Université de Hohenheim, DE), Benjamin Rutschmann (Agroscope, CH), Jovana Bila Dubaić (Université de Belgrade, RS et Honey Bee Watch, IE), Keith Browne (Université de Galway et Honey Bee Watch, IE), M. Alice Pinto (Institut Polytechnique de Bragance, PT), Fabrice Requier (UMR EGCE, CNRS-IRD-Université Paris-Saclay, FR), Steve Rogenstein (Honey Bee Watch, IE), Raffaele Dall’Olio (BeeSources, IT et Honey Bee Watch, IE), Andrzej Oleksa (Université Kazimierz Wielki, PL), Pilar De la Rúa (Université de Murcie, ES), Grace McCormack (Université de Galway, IE), Paolo Fontana (Fondation Edmund Mach, IT) et Per Kryger (Université d’Aarhus, Danemark)
Coordonnateurs du nouveau rapport de la liste rouge des abeilles : David Allen (UICN), Mira Boustani (Université de Mons, BE), Denis Michez (Université de Mons, BE)
Contributeurs de données : BEEtree-Monitor, DE ; Palais et domaine de Blenheim, Royaume-Uni ; Boomtreebees, IE ; Projet de conservation des abeilles domestiques de Boughton Estate, Royaume-Uni ; Fondation Edmund Mach, informatique ; Centre de recherche sur les abeilles domestiques de Galway, Université de Galway, IE ; Abeille sauvage, LU ; Honungsbiföreningen, SE ; Institut Polytechnique de Bragança, PT ; Université Kazimierz Wielki, PL ; Centre de recherche sur la nature, LT ; Office pour les insectes et leur environnement (OPIE), FR ; Projet Resilient Bee, informatique ; Université slovaque d’agriculture à Nitra, Saskatchewan ; UMR EGCE, CNRS-IRD-Université Paris-Saclay, FR ; Université de Belgrade, RS ; Université du Sussex, Royaume-Uni ; Université de Wurtzbourg, DE ; Projet Abeilles Sauvages, FR
Le rapport de la Liste rouge de l’UICN sur Apis mellifera peut être consulté à l’adresse : www.iucnredlist.org/species/42463639/277757621
Notes
- L’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) est une union de membres composée uniquement d’organisations gouvernementales et de la société civile. Elle fournit aux organisations publiques, privées et non gouvernementales les connaissances et les outils qui permettent au progrès humain, au développement économique et à la conservation de la nature de coexister. Créée en 1948, l’UICN est aujourd’hui le réseau environnemental le plus vaste et le plus diversifié au monde, exploitant les connaissances, les ressources et la portée de plus de 1 400 organisations membres et de quelque 16 000 experts. C’est un fournisseur majeur de données, d’évaluations et d’analyses sur la conservation. Grâce à sa large base de membres, l’UICN joue un rôle d’incubateur et de dépositaire fiable des meilleures pratiques, des outils et des normes internationales. L’UICN offre un espace neutre où diverses parties prenantes, notamment les gouvernements, les ONG, les scientifiques, les entreprises, les communautés locales, les organisations de peuples autochtones et autres, peuvent collaborer pour élaborer et mettre en œuvre des solutions aux défis environnementaux et parvenir à un développement durable. www.iucn.org
- Honey Bee Watch est une coalition mondiale de scientifiques, d’experts, d’apiculteurs et de citoyens scientifiques engagés dans le domaine des abeilles. Son objectif est de mieux comprendre les facteurs biologiques, comportementaux et environnementaux qui favorisent la survie des abeilles mellifères vivant à l’état sauvage. L’objectif est de trouver des solutions fondées sur la nature pour réduire la mortalité des colonies gérées, améliorer la durabilité des pratiques apicoles et mettre en place des mesures de conservation pour protéger les populations sauvages menacées. www.honeybeewatch.com
- La Liste rouge des espèces menacées de l’UICN (ou Liste rouge de l’UICN) est une ressource précieuse pour orienter les actions de conservation et les décisions politiques. C’est un véritable bilan de santé pour notre planète, un baromètre de la vie. C’est la source d’information la plus complète au monde sur l’état de conservation des espèces animales, fongiques et végétales à l’échelle mondiale. Elle repose sur un système objectif d’évaluation du risque d’extinction d’une espèce en l’absence de mesures de conservation. Les espèces sont classées dans l’une des huit catégories de menaces, selon qu’elles répondent ou non à des critères liés à la tendance démographique, à la taille et à la structure de la population, ainsi qu’à leur répartition géographique. Les espèces classées comme En danger critique d’extinction, En danger ou Vulnérables sont collectivement qualifiées de « menacées ». La Liste rouge de l’UICN n’est pas seulement un registre de noms et de catégories de menaces associées, mais un riche recueil d’informations sur les menaces qui pèsent sur les espèces, leurs besoins écologiques, leurs lieux de vie et les mesures de conservation permettant de réduire ou de prévenir les extinctions. Lorsqu’un animal, un champignon ou une plante change de catégorie sur la Liste rouge pour des raisons légitimes, cela reflète une modification du risque d’extinction de cette espèce. C’est donc un indicateur clé pour suivre les succès et les échecs en matière de conservation www.iucnredlist.org
