Aller au-delà des causes externes
L’indéniable succès écologique de l’abeille mellifère occidentale (Apis mellifera) est aujourd’hui compromis, en particulier sur le continent européen ou aux États-Unis. Les causes externes de ce funeste constat sont bien documentées : pesticides de synthèse utilisés en agriculture conventionnelle, artificialisation des milieux, dérèglement climatique, pressions prédatrices du frelon à pattes jaunes (Vespa velutina nigrithorax), etc. Sans oublier les maladies et les parasites que l’on a toutefois tendance à classer un peu vite parmi les causes extérieures, alors que leur diffusion est souvent favorisée par un ensemble de pratiques apicoles et par des conditions de production intensives plutôt récentes. En effet, le passage de l’acarien Varroa destructor de l’abeille asiatique Apis cerana sur l’abeille mellifère occidentale est clairement d’origine anthropique, tout comme sa diffusion mondiale… Mais dès qu’il s’agit de remettre ouvertement en question les pratiques prédominantes de l’apiculture et de parler des causes internes, les candidats ne se bousculent plus.

Il faut dire que l’apiculture bénéficie d’un très fort capital sympathie et que le grand public a de cette discipline une représentation très positive. La réalité est hélas assez différente, les pratiques de la plupart des professionnels étant systématiquement tournées vers l’efficacité productive et l’optimisation des prélèvements, sous la pression insoutenable du mode d’organisation sociale dominant. Si l’on ajoute au libre-échange mondialisé les bouleversements climatiques et les pollutions multiformes, l’apiculture, en tension, doit employer tous les moyens possibles pour rester dans la course… C’est ainsi que se sont généralisées des pratiques très interventionnistes (nourrissement artificiel, traitements anti-varroa, transhumances, contrôle de l’essaimage, reproduction artificielle — voire insémination, etc.) qui fragilisent encore davantage les abeilles en les rendant dépendantes du soutien de l’apiculteur, et en les privant de leurs capacités d’adaptation.
Un livre pour changer de regard
N’est-il pas vain de prétendre protéger les abeilles en les exploitant et en cherchant à les adapter à des appétits croissants en matière de miel ou de produits de la ruche ? La « domestication » des abeilles mellifères, en plus d’être un non-sens écologique, a tout d’un projet fantasmatique sans autre avenir que la surenchère interventionniste. Au contraire, le fait de nous rapprocher autant que possible de leurs conditions naturelles d’existence — en réduisant nos interventions et en laissant libre cours à leur propre organisation, en particulier sur le plan de la reproduction —, s’annonce comme un grand tournant libérateur et porteur d’espoir pour leur vitalité. C’est cette direction que prennent depuis quelques décennies les personnes souhaitant accompagner les abeilles autrement, s’appuyant notamment sur les travaux scientifiques comme ceux du biologiste Thomas Seeley aux États-Unis, qui a étudié pendant plus de 40 ans les abeilles mellifères retournées à l’état sauvage (1).

Matt Somerville et David Giroux font partie des pionniers de la ruche de biodiversité en Europe. Photo © Matt Somerville
Après des décennies de recherches, Thomas Seeley a formulé, à destination des apiculteurs, des recommandations visant à imiter le mode de vie des abeilles livrées à elles-mêmes dans le milieu naturel ; cela a donné naissance à l’apiculture darwinienne. Mais ses travaux suggèrent mieux encore : la possibilité, sur des petites portions préservées d’un territoire, de créer les conditions pour que des colonies d’abeilles mellifères puissent de nouveau former des populations sauvages indépendantes de toute gestion apicole ou de toute intervention humaine… En Europe, quelques pionnières et pionniers y parviennent localement et nous montrent la voie : ce sont ces femmes et ces hommes que je suis allé rencontrer sur le terrain pour réaliser cet ouvrage, afin de mieux faire connaître leurs pratiques et transmettre leurs messages.

Les intérêts communs des abeilles libres et de l’apiculture
Ce livre n’est pas un pamphlet rédigé à l’encontre de l’apiculture. Je prends soin d’expliquer comment l’activité apicole de production peut, dans certaines conditions, contribuer à maintenir des populations d’abeilles mellifères endémiques comme l’abeille noire ouest-européenne. Cependant, en s’appuyant sur les connaissances accumulées au fil du temps par la communauté d’Abeilles en liberté, cet ouvrage se propose d’interroger les idées reçues véhiculées par une vision réductrice de l’abeille mellifère, cette dernière étant considérée comme une espèce « domestique », vivant dans une ruche et qui ne serait destinée qu’à produire du miel, ou à rendre des « services écosystémiques » telle la pollinisation des cultures. Or, les abeilles mellifères ont un statut ambivalent : comme l’explique le biologiste Jacques van Alphen (2), elles sont comme les huîtres ou les moules : des êtres sauvages que l’on exploite. Ce livre réaffirme qu’il est possible de les regarder à la manière des naturalistes et pas uniquement comme des apiculteurs, et de les protéger en se plaçant « de leur point de vue ». Il puise alors dans la philosophie du vivant comme celle de Baptiste Morizot dont il s’inspire pour penser le changement de regard sur l’abeille mellifère.

Restaurer le continuum
Pour que s’opère un changement de regard salvateur sur une pollinisatrice vénérable menacée, sortons du récit classique véhiculé par l’apiculture dominante : il y a fort à parier que les abeilles mellifères sachent mieux que nous ce qu’il convient de faire pour assurer leur survie ! Les aider aujourd’hui devrait avant tout consister à préserver leur aptitude à la vie sauvage au sein de leur environnement d’adaptation évolutive.
Nous avons oublié qu’il existait, il y a encore cinquante ans, un continuum entre les colonies d’abeilles restées sauvages et celles qui étaient domiciliées auprès des humains, et que c’est cette population, soumise à la sélection naturelle, qui rendait possible une dynamique d’adaptation de l’ensemble. Malheureusement, les colonies vivant à l’état sauvage ayant été décimées par le varroa et les pesticides, ce continuum n’a pas résisté et s’est vu remplacé par l’hégémonie de cheptels apicoles non adaptatifs. Mais il n’est pas trop tard pour faire le pari de sa renaissance car le réensauvagement est en cours. Alors que l’on considérait les abeilles mellifères à l’état sauvage comme disparues en France et dans beaucoup de pays d’Europe, de nombreux témoignages contredisent ces croyances. Des scientifiques et des associations les recensent, des gardiens et gardiennes d’abeilles les hébergent. Leur présence dans nos forêts, nos falaises, voire dans les murs de nos églises, est de bon augure pour la suite de leur histoire.

Les « fidèles » de la revue trouveront, je l’espère, dans ce petit manifeste une synthèse des thèmes chers à notre petite communauté, un ensemble d’arguments structurés et des exemples fonctionnels issus du terrain qui leur permettront de continuer à relayer l’information et à défricher de nouvelles voies pratiques.
Le travail de sensibilisation des apiculteurs prendra du temps. Cependant, l’apiculture de production doit comprendre sans tarder qu’elle a tout intérêt à protéger directement la diversité génétique(3) de l’être vivant dont elle tire profit, ou indirectement en rendant possibles des pratiques soutenables qui favorisent la bonne santé des colonies par leur conservation au sein de leur milieu adaptatif. Les alternatives existent et elles fonctionnent. Elles ont parié sur le réensauvagement et pourraient s’avérer fructueuses si nous parvenions à réunir les conditions de son extension — ce qui suppose l’avènement d’une véritable révolution agroécologique à grande échelle, permettant d’enrayer le déclin du vivant.
- Thomas D. Seeley, L’abeille à miel, La vie secrète des colonies sauvages, Biotope éditions, 2020.
- Jacques van Alphen, Abeilles mellifères, une histoire plus ou moins naturelle, Les Pensées Sauvages éditions, 2025.
- L’évolution de l’abeille mellifère Apis mellifera a produit une grande diversité génétique, sous la forme de sous-espèces différentes et adaptées à leurs milieux spécifiques. Mais comme l’explique Vincent René Douarre dans la seconde partie du livre, une colonie d’abeilles ne se réduit pas à des traits ou des gènes exprimés : elle est aussi l’incarnation de toutes les informations qui sont cachées ou à l’état latent en elle, et qui peuvent ressortir si les générations suivantes en ont besoin — ce qui est d’autant plus vrai aussi à l’échelle d’une population. Les conservatoires de l’abeille noire s’efforcent donc de conserver une génétique spécifique et le milieu qui garantit la poursuite de son évolution, mais essayant de garder “l’ensemble de ce qui se transmet, ce qui est exprimé comme ce qui est potentiel”.