Favoriser le vivant autonome pour garder la Terre habitable

Impliquant des îlots dérisoires dans un océan d’exploitation ou de gestion aux conséquences funestes, il est loin de prétendre s’imposer partout et de manière uniforme, de spolier l’humain ou de proposer des sanctuarisations stériles. Il s’apparente au contraire à un puissant levier d’action dès lors que l’on souhaite réparer ce qui a été dégradé en favorisant le retour des fonctionnalités d’origine des milieux naturels à diverses échelles, et en préservant l’habitabilité de la Terre. Du projet de rendre une partie des abeilles mellifères au monde sauvage à celui de raviver des foyers de libre évolution et des écosystèmes entiers, il y a plus que des analogies…

En France et en Europe de l’Ouest, les abeilles mellifères vivant à l’état sauvage sont devenues bien rares. Elles étaient pourtant abondantes dans cette configuration il y a encore 40 ans, participant activement comme pollinisateur sauvage à vitaliser leur milieu et permettant aux apiculteurs d’alors des récoltes vivrières aisées. Dans la plupart des cas aujourd’hui, les abeilles mellifères sont dépendantes des interventions humaines (nourrissement, traitement, multiplication, etc.) et si elles restent des pollinisatrices efficaces, elles sont avant tout destinées à la production, sélectionnées pour cette fin et maintenues artificiellement. La pollution chimique généralisée et les parasites importés par l’apiculture intensive qui précipitent leur déclin, combinés à l’appauvrissement des milieux qui les prive d’habitats, ou au monopole territorial de ces flux de gènes issus de populations d’abeilles assistées, rendent incertain le trajet inverse vers la libre évolution, qui était pourtant courant il y a quelques décennies, par le biais de l’essaimage. Ce retour à l’autonomie demeure pourtant aujourd’hui comme solution parfois ultime de retrouver leur intégrité biologique, leur vitalité, leur résilience. Souvent raillés et déconsidérés par ceux qui ne parviennent pas à imaginer la nature comme souveraine et qui se prévalent parfois d’une soi-disant relation homme-abeille millénaire qui a tout de la fable anthropocentrée , les tenants du réensauvagement spontané ou volontaire considèrent que celui-ci permettrait aux abeilles mellifères de retrouver les pressions de sélection naturelle ayant fait leur succès écologique jusqu’ici, avant qu’on ne leur impose un partenariat dont elles s’étaient avantageusement passées durant des millions d’années. 

Le réensauvagement spontané des abeilles à miel est étudié par des scientifiques, notamment en Europe et aux États-Unis, parfois en collaboration avec la société civile (voir l’article de Rosa María Licón Luna page 46 et l’interview de Michael Thiele page 50). Le réensauvagement volontaire, quant à lui, est peu pratiqué et balbutiant en France mais il est largement porteur d’espoirs, à condition d’être lucide sur ses limites (lire l’article de Vincent Douarre page 38). Pour l’un comme pour l’autre, nous avons affaire au cas particulier d’une espèce dont le statut est ambivalent et qui est concernée par les problématiques de la féralité. Pour autant, le retour à l’état sauvage d’une espèce fragilisée n’ayant une chance de s’installer dans la durée que si leur milieu offre lui-même certaines conditions, il invite à rejoindre les réflexions sur les enjeux de la protection de la nature par le réensauvagement, que ce soit sur de petites surfaces (lire l’article d’Hugues Mouret p.50) ou des forêts entières.

L’artificialisation du monde

Les signaux nous alertant sur le déclin de la biodiversité arrivent de toutes parts et s’accumulent. « Il existe aujourd’hui un consensus scientifique sur le fait que nous vivons une crise générale de la biodiversité et un effondrement universel, rapide et qui s’accélère », affirme par exemple Yann Laurans, directeur du programme biodiversité de l’Iddri1. Depuis quarante ans, poissons, mammifères, reptiles, amphibiens déclinent à un rythme de 100 à 1 000 fois supérieur au rythme naturel de disparition des espèces. D’après une étude publiée début 20192, les insectes (qui sont de loin les êtres vivants les plus variés et les plus abondants sur Terre), pourraient disparaître d’ici un siècle alors qu’ils sont indispensables au bon fonctionnement de tous les écosystèmes, en tant que nourriture pour d’autres animaux, pollinisateurs ou recycleurs d’éléments nutritifs par exemple. Un tel déclin, conséquence du mode d’existence dominant, contribue à provoquer par exemple les pandémies d’origine animale, les inondations, favorise le développement d’espèces invasives, voire joue un rôle dans le réchauffement climatique lui-même. En retour, les activités humaines se trouvent fragilisées et les « services écosystémiques » rendus par le vivant, gravement menacés.

Des chercheurs comme Vaclav Smil ont réalisé des calculs d’ordre de grandeurs concernant l’évolution de la part domestique de la biomasse des vertébrés. Ces calculs, bien qu’en partie approximatifs restent éloquents : 85 % de cette biomasse est aujourd’hui constituée par les animaux domestiques, réduisant, si l’on soustrait le poids des êtres humains, la proportion d’animaux sauvages à 2 %. Il y a 10 000 ans environ, la vie sauvage comptait pour 97 % de la biomasse… En quoi cela constitue-t-il un problème ? Il s’agit d’un processus spectaculaire d’artificialisation et d’un recul considérable de la part sauvage du vivant, cette part qui est autonome et qui participe spontanément à l’habitabilité du monde. Le philosophe Baptiste Morizot évoque cette situation dans les termes suivants : « Un grand renversement, une confiscation colossale de la biomasse par le bétail domestique, au détriment des autres compartiments des écosystèmes, et de la faune sauvage en particulier »3.

Restaurer les écosystèmes

Dans un tel contexte de déclin et d’artificialisation, des initiatives de restauration des écosystèmes sont venues renforcer celles déjà engagées timidement depuis le début du XXe siècle en Europe. Considérant notamment que les prédateurs sont les piliers des écosystèmes et qu’ils sont les garants de leurs équilibres au moyen de la régulation, des politiques de réintroduction d’espèces comme l’ours ou le lynx ont été menées, avec parfois des réactions hostiles et du braconnage destiné à défendre des intérêts particuliers4. Ces tentatives de réparation ont été complétées par celles des grands herbivores (bouquetins, bisons) pour des raisons similaires. Le retour des espèces comme le gypaète barbu, le vautour fauve ou le cheval de Przewalski ont porté leurs fruits à maintes occasions démontrant que lorsque des espèces-clé reviennent, cela améliore la capacité d’un écosystème à s’autoréguler, en allant jusqu’à atténuer le réchauffement climatique5.

Mais le réensauvagement peut être entendu aussi plus largement comme la favorisation des dynamiques naturelles, par exemple lorsque l’on cesse d’intervenir en canalisant une rivière ou en exploitant une forêt, et que l’on permet au vivant de s’épanouir de nouveau en suivant ses propres logiques (voir l’article de Béatrice Kremer-Cochet et Gilbert Cochet page 60). Cela rend possible le retour de l’impulsion propre du vivant et lui permet de nouveau de concourir à la recréation de grands équilibres — dont les sociétés humaines sont elles-mêmes intégralement dépendantes. Dans ce cas, il ne s’agit pas de réparer un milieu en lui ajoutant un élément animal ou végétal mais de laisser faire ce qui existe déjà en rendant la vie sauvage à elle-même.

Spolier les humains au profit de la nature sauvage ?

Les projets de foyers de libre évolution font régulièrement surgir des oppositions féroces et sont parfois dénoncés comme confiscatoires, voire colonisateurs6. Ces critiques pourraient toucher juste si le réensauvagement se faisait au détriment des intérêts humains fondamentaux sans tenir compte des problématiques locales. Mais dénoncer tout réensauvagement comme autoritaire, c’est oublier que ces projets concernent l’équivalent de confettis sur un territoire français à 99 % disponible pour l’exploitation, la gestion, la chasse, etc. Et c’est passer à côté de l’idée maîtresse que contient le réensauvagement que de le voir comme technocratique, unilatéral, et coupé des besoins locaux. Le réensauvagement n’est pas le retour imposé du sauvage  au détriment de l’humain, c’est le retour des fonctionnalités écologiques que le vivant autonome produit discrètement au bénéfice de tous quand on lui en laisse la possibilité.

  1. l’Institut du développement durable et des relations internationales
  2. Plummeting insect numbers ‘threaten collapse of nature’. www.theguardian.com
  3. Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, Actes Sud septembre 2020, page 23.
  4. https://www.bourgogne-franche-comte.developpement-durable.gouv.fr/nouvelle-destruction-illegale-d-un-lynx-dans-le-a9677.html
  5. https://royalsocietypublishing.org/doi/full/10.1098/rstb.2019.0125
  6. https://lundi.am/Le-reve-d-une-Europe-reensauvagee


Article rédigé par Stéphane Bonnet, à retrouver dans le dix-septième numéro de la revue Abeilles en liberté.

3 Comments

  1. Bonjour et merci pour l’intérêt que vous avez accordé à notre article. Votre préoccupation nous semble justifiée et cette thématique est au cœur de notre ligne éditoriale depuis le premier numéro de la revue. Le sujet des interactions entre les abeilles mellifères et les abeilles sauvages a été abordé à différentes reprises dans Ael (voir par exemple l’article de Guillaume Lemoine « les abeilles sauvages, un monde insoupçonné » paru dans Ael n°1 ou l’interview de Nicolas Vereecken « À la recherche des abeilles sauvages » par David Giroux, paru dans Ael n°8). Notre second hors-série, prévu pour paraître en juin prochain, accorde quant à lui un chapitre entier à ce sujet qui nous paraît essentiel… Il nous semble que votre mise en garde est surtout valable pour des pratiques apicoles intensives, celles qui sont pour nous des anti-modèles… Nous vous invitons donc amicalement à lire l’ensemble de nos articles pour vous faire une idée plus juste de notre ligne éditoriale et de nos publications, Abeilles en liberté étant une revue qui se veut au service des pollinisateurs, de la biodiversité en général et des abeilles en particulier (qui en sont la porte d’entrée).
    Nous serions d’ailleurs très heureux de publier de nouveaux articles sur le sujet de la concurrence entre abeilles mellifères et abeilles sauvages, avec notamment des données actualisées qui viendraient compléter les précédentes publications sur le thème. N’hésitez pas à prendre contact avec nous si une telle collaboration vous intéresse. Cordialement, Stéphane Bonnet Rédacteur en chef Abeilles en liberté

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