Le bocage, l’allié des abeilles

Un bocage appauvri

À Ygrande, au cœur du bocage, l’érudit et historien local Camille Gagnon (1893-1953)3 – un folkloriste disait-on –, a dressé des années durant le portrait de cette petite région et celui de son village. Il constate ainsi que jusqu’à la seconde guerre mondiale, chaque maison ou presque disposait d’une ruche au moins. Cela faisait à peu près 200 ruches, et sans doute plus. On connaît la suite désenchantée de l’histoire, et malgré le regain évident d’intérêt pour les abeilles, ce nombre est divisé par dix. Notre association, comme tout un chacun, est confrontée à la disette alimentaire des abeilles. Outre les problématiques chimiques, l’arrivée de nouveaux prédateurs dont le frelon asiatique et les pratiques industrielles de certains professionnels, l’actuelle faiblesse du bocage explique bien des choses. Pratiques productivistes agricoles et quête du propre par les collectivités et les particuliers réduisent chaque année le potentiel alimentaire des abeilles.

Pratiques agricoles d’abord : le remembrement jusque dans les années 2000 a bouleversé la donne, il continue sous la forme insidieuse de l’agrandissement des exploitations et de la restructuration des parcelles. Et si des règles juridiques encadrent la présence des haies, force est de constater la rareté et la difficulté des contrôles par les services de l’État. 3B vient d’ailleurs de changer ses statuts pour mieux intervenir sur cet aspect. La pratique de l’ensilage en mai supprime la plupart des fleurs champêtres en cours de floraison (et une armada d’insectes en tout genre), elle est accentuée par l’artificialisation des prairies qui réduit drastiquement la richesse végétale, passant de plusieurs dizaines de végétaux à deux ou trois. L’arrivée des grandes cultures céréalières ne fait pas dans la délicatesse. Pour que la mécanisation soit optimale dans son rendement, il faut supprimer les obstacles et toujours agrandir. Si notre association compte parmi ses adhérents de nombreux végétariens, nous savons tous que le bocage existe parce qu’il était terre de polyculture-élevage, que les bouchures servaient à clôturer avec des épineux les terres pour faciliter la garde des animaux.

Pratiques agricoles et collectives se rejoignent dans le mythe catastrophique d’un hygiénisme végétal. La haie doit être taillée pour ne pas gêner, pour être « propre ». Cette attitude a longtemps été confortée par les baux ruraux qui stipulaient (et qui pour certains stipulent encore) qu’il fallait entretenir la haie. Vraie méconnaissance historique par ailleurs. Les bouchures étaient parées et on évitait ainsi le débordement par les côtés, (quant à la hauteur, elles étaient rabattues selon le rythme des cultures, mais jamais à moins de 1,45 mètre, hauteur moyenne où il était facile de manipuler les outils à main), tout en conservant les fonctions constatées (protection contre le vent, clôture, gibier, fraîcheur). La taille des haies, sans respect des dates officielles – le 31 mars étant la date printanière limite –, le plus bas possible (souvent 60 à 80 centimètres de haut), avec la plupart du temps une épareuse, outil qui est prévu pour les bas-côtés et en aucun cas pour les ligneux parce qu’il déchiquette, entraîne comme résultat l’absence de floraison des épines blanches (aubépines) et noires (prunelliers) et un envahissement progressif par les ronces et la disparition « naturelle » de la haie à court terme.

Une haie conduite librement, composée de ses trois strates (herbacée, arbustive, arborée), et qui a conservé sa diversité, est une arme d’autant plus efficace qu’elle est constituée en réseau, qu’elle est connectée à d’autres. C’est la définition même du bocage…

En résumé, pas ou peu de fleurs dans les champs et dans les haies et il n’y a aucun remplacement des arbres coupés, ce qui conduit à un bocage sénescent, qui ne dispose pas d’une faculté de réaction immédiate. À cela s’ajoute le chaos climatique qui semble condamner le charme et le chêne pédonculé (arbre emblématique du bocage), après que l’orme ait disparu du fait de la graphiose, alors qu’il était majoritaire dans les bouchures et que le frêne subit les assauts de la chalarose. Ce bouleversement climatique se traduit par une désorganisation du calendrier des saisons. Chaleurs précoces, gelées tardives, sécheresses répétées, canicule, nombre de journées froides en baisse affaiblissent la ruche. Ce constat dramatique visuellement, agronomiquement, économiquement, l’est encore plus pour l’abeille. Le bocage est en soi une usine alimentaire quasi-annuelle, transformée en famine par méconnaissance.

Une haie (large de plus d’un mètre) conduite librement, composée de ses trois strates (herbacée, arbustive, arborée) – ce qui n’empêche pas de la parer – et qui a conservé sa diversité, est une arme d’autant plus efficace qu’elle est constituée en réseau, qu’elle est connectée à d’autres. C’est la définition même du bocage. Pour mémoire, les arbres de pleine tige et les têtards (trognes) offraient d’ailleurs leurs cavités à de nombreuses colonies d’abeilles.

L’offre bocagère naturelle

Alors comment fonctionne un bocage ? Et plus particulièrement celui du Bourbonnais, qui partage la plupart de ses caractéristiques avec ceux du centre-France, notamment le Boischaut en Berry. Bien sûr, les données4 qui suivent ne sont pas exhaustives. Les abeilles et autres pollinisateurs trouvent là le miellat récupéré sur les feuilles de chêne et de frêne notamment, les bourgeons (peupliers et saules) pour la propolis, les fleurs échelonnées pour le nectar et le pollen. Si en janvier la famine guette parce que les floraisons n’ont pas commencé, dès février le buis et le noisetier interviennent. Les saules (dont le saule marsault) prennent le relais. Le bocage est encore strié de lignes de têtards (arbres étêtés), suivant elles-mêmes les lignes d’eau. Malheureusement, non taillés depuis des décennies, ces arbres paysans5  s’éventrent et disparaissent ou sont arrachés lors du drainage des terres. Le maintien ou la création de mares est d’autant plus nécessaire. Les ajoncs et les pruneliers fleurissent. La vie des ruches redémarre à plein avec les chênes, les fruitiers, les merisiers, l’érable champêtre et l’aubépine. Remarquons que les haies étaient toujours fruitières, soit peuplées d’essences sauvages (poiriers, pommiers, néfliers, châtaigniers, etc.), soit plantées (noyers, fruitiers greffés, etc.), ce qui libérait de l’espace pour les autres activités des petites fermes. Les pratiques agricoles – certes différentes selon les régions, les climats et les coutumes – analysées au regard de l’ethnobotanique et du compagnonnage paysan, méritent d’être revisitées. Cela donne des clés, des arguments. Lorsque les prairies sont restées naturelles, leur apport est essentiel. Comment ne pas penser aux pissenlits, aux mauves, aux centaurées, aux coquelicots ou encore au serpolet dans les prairies pâturées ? En mai, le robinier faux-acacia (décrié par certains pour sa capacité à s’étendre, et pourtant…), le charme, le troène, le cornouiller, le rare cormier (sorbier domestique) et en juin, le tilleul, le châtaignier, l’alisier torminal, le sureau… fleurissent à leur tour.  Si les floraisons des arbres se tarissent peu à peu, le lierre sur les troncs assure une ultime alimentation, de pair avec les bruyères callunes de la forêt toute proche. Les arbrisseaux et les lianes ne sont pas à négliger, avec entre autres le fusain d’Europe dès avril, la bourdaine, le cornouiller sanguin, l’églantier… Sans oublier la ronce, couteau suisse des campagnes, aux usages vernaculaires remarquables. Ce monde naturel, optimal, existe aujourd’hui trop peu. Quelques communes du bocage ont su conserver cette richesse intacte. Et si de nombreux particuliers, agriculteurs, élus, en ont conscience et réagissent, cela reste notoirement insuffisant en ressources, d’autant que les amateurs de ruches se multiplient et que, par ailleurs, il ne faut pas oublier les pollinisateurs sauvages.

La participation domestique

Le monde mellifère est vaste, le potager y concourt. C’était d’ailleurs une donnée complémentaire et quasi-systématique dans le monde rural, renforçant la provende des haies. Heureusement, cette tendance s’affirme de nouveau. Un potager, sans recours aux produits de synthèse et mené avec une grande diversité, alliant légumes, médicinales, aromatiques, petits fruits, fleurs, est un jardin d’abeilles. Si beaucoup de légumes sont favorables aux butineurs, les cucurbitacées et les panais le sont plus encore. La gamme des plantes accompagnatrices est longue : le romarin, le thym, la bourrache, la consoude, l’hysope, le mélilot, les sauges, la phacélie, la marjolaine, l’origan, l’onagre, offrent un fort potentiel. Quant aux fleurs, on retrouve le pommier du Japon, les giroflées, les asters, les soucis, continuant les traditions rurales et ouvrières du jardin, auxquelles s’ajoutent le rosier liane à feuilles simples, les bignones, les lavandes…

Le jardin d’agrément n’est pas en reste, alliant l’utile et le beau. En course la symphorine, le cotonéaster, les viornes tin (dès le début d’année), suivies de la lantane qui prend le relais – proposent leur floraison étalée jusqu’à la fin de l’été. Les arbres, en dehors des fruitiers, particulièrement mellifères sont entre autres : l’arbre de Judée, le marronnier d’Inde, le Sophora japonica, le tilleul. Le traitement différencié de la pelouse laisse pousser pissenlits et trèfles, seules les allées étant régulièrement tondues. La manie de la tonte est relativement récente, les herbes étaient autrefois fauchées et données aux lapins… Enfin, les murs de la maison sont d’importants fournisseurs alimentaires vers la fin de l’année avec l’ampélopsis. Le petit domaine familial (la maison et son jardin), qui dépend seulement de nous, s’il ne remédie pas aux manquements des haies maltraitées, a un rôle à jouer, comme oasis de biodiversité et comme exemple pour le voisinage.

La quête de l’autosuffisance

Une augmentation moyenne de la température d’un degré fait remonter les données climatiques du sud vers le nord de 150 kilomètres ! À la vitesse actuelle, d’ici une ou deux décennies, nous subirons une nouvelle remontée. La nécessité de se projeter pour prendre en compte les évolutions et tenter de pallier les manques, conduit à s’interroger sur la notion d’essence indigène, la définition revisitée du local, et à regarder du côté des exotiques. Après une conférence d’Yves Darricau6, à l’invitation de 3B, nous avons organisé un achat groupé d’arbres et d’arbustes (savonnier, faux indigo, chalefs, etc.) qui ont gagné nos jardins. À suivre donc.

La polyculture était avant tout recherche d’autonomie. Le foin et la paille pour l’élevage étaient complétés par des cultures de sarrasin dans les terres les plus pauvres, ou de topinambours. Dans le même esprit, des carrés de colza, de moutarde, de trèfle incarnat, de luzerne, de tournesol – si on dispose d’un espace suffisant – complètent le dispositif, auquel nous réfléchissons.

Voilà notre regard et nos conclusions, qui n’ont d’autre valeur que notre recherche et nos doutes. Mais tout cela s’inscrit dans une démarche plus globale, celle de l’économie de proximité et de l’autosuffisance locale, celle de l’échange entre gens du bocage. Cette question philosophique nous concerne tous : quelle vie souhaite-t-on ? La lecture des ouvrages de Bernard Charbonneau7, précurseur visionnaire des problématiques écologiques, est éclairante. Il analyse la « grande mue », la transformation radicale du monde d’avant… et montre la relation équilibrée qui prévalait entre l’homme et la nature paysanne. Une vie simple.

Prendre soin des abeilles justifie en soi le combat de 3B : « Réembocager », en laissant pousser les bouchures et en replantant là où cela est nécessaire, tout en comprenant et acceptant que les haies vont évoluer (fin de règne pour certains végétaux, arrivée de nouveaux venus). L’abeille – mais nous le savons tous – est un indicateur précieux et fidèle de la bonne santé du bocage.

Références

  1. Pour plus de renseignements, www.3ballier.com
  2. Édition disponible, Livre de poche.
  3. Camille Gagnon, Le folklore bourbonnais, 4 tomes (1946-1968) et Ygrande, 3 tomes (1973-1975), tous deux en réédition, Les cahiers bourbonnais.
  4. Les ouvrages de Pierre Lieutaghi sont incontournables. Citons Le livre des bonnes herbes (1996), La plante compagne (1997), Le livre des arbres, arbustes et arbrisseaux (2004), tous chez Actes Sud. Bien entendu, il existe aujourd’hui des ouvrages spécialisés par région ou microrégion, et des sites sur Internet (celui de Pollinis par exemple propose un guide téléchargeable par grande région Essences d’arbres et arbustes pour une biodiversité locale).
  5. Dominique Mansion, Les trognes, l’arbre paysan aux mille usages, Ouest-France, réédition 2019.
  6. Yves Darricau, Planter des arbres pour les abeilles, éditions Terran, 2018.
  7. Parmi son œuvre majeure, deux titres : Le jardin de Babylone, éditions Gallimard, 1969 et Un festin pour Tantale, éditions Sang de la terre, 1996.

4 Comments

  1. Un bel article qui n’oublie pas de replacer les paysages bocagers dans le temps long d’une paysannerie qui inventa – ce faisant – l’un des écosystèmes champêtres les plus riches en biodiversité (en lien avec les prés-vergers, en voie de d’anéantissement eux aussi…).

  2. Le territoire de l’Avesnois est aussi connu pour ses prairies bocagères. Malheureusement fût un temps, une grande partie était arrachée. A ce jour on commence à les replanter, ce rendant compte de l’importance de ces différents biotopes.

Les commentaires

Your email address will not be published.

Derniers articles de la catégorie Écologie

Visuel promotion du guide Observations sur la planche d'envol