L’abeille, notre lien au monde

Il m’était complètement égal que les fleurs de cerisiers arrivent en mars ou en avril, et d’ailleurs, la seule chose qui m’intéressait, c’était de voir les cerises rouges avant les oiseaux et d’en prendre ma part avant eux. Le lierre était pour moi une plante envahissante, qui était signe que le bâtiment ou l’arbre dont il avait fait son support était à l’abandon. La ronce était un problème à résoudre, les mûres quant à elles un fruit à cueillir pour faire des confitures. Je ne me souvenais jamais si l’année avait été ensoleillée ou pluvieuse, si le printemps avait été sec, si les gelées avaient été tardives… Toutes ces informations ne m’étaient d’aucune utilité. Qu’en aurais-je fait ?

Et puis, j’ai ouvert une ruche

À mes débuts d’apiculteur, j’ai suivi dix colonies d’abeilles un an durant. Et c’est le monde, autour de moi, que j’ai découvert. Le chat mange des croquettes, la vache, le cochon, le mouton, tous dépendent uniquement de ce que l’éleveur veut bien leur donner. L’abeille, elle, n’est que partiellement domestique, bien plus sauvage en réalité que ce que l’on pense généralement. Elle est autonome dans sa recherche de nourriture. L’abeille va butiner autour de son logis. Elle va parcourir plusieurs kilomètres autour de son refuge afin de se nourrir. Pour couvrir parfois plus de 2 800 hectares de territoire. 2 800 hectares, soit 28 kilomètres carrés, ou encore 28 millions de mètres carrés. L’équivalent de la surface de deux communes de taille moyenne, ou de plus de 4500 stades de football.

Cette énorme surface, rapportée à cet insecte de 60 milligrammes et 10 millimètres, paraît immense. Car elles vont visiter tout ce qui couvre ce morceau de terre, dans les détails, afin d’y trouver tout ce qui est nécessaire à la vie de la colonie : du pollen source de protéines, du nectar source de glucides, de l’eau afin de réguler l’atmosphère de l’habitat, de la propolis afin d’assainir le logis

Lorsque l’on ouvre une ruche, il y a tout ce paysage dedans. Une infinité de petits morceaux de ce territoire sont transportés par les ouvrières, à longueur de journées, jusqu’à être mélangés, stockés, consommés dans la ruche ou tout autre habitat que la colonie aura choisi. C’est une mosaïque de chaque recoin de ce paysage qui nous entoure que les butineuses vont inlassablement construire au fil de la saison, et de celle d’après. Celui ou celle qui commence une aventure avec les abeilles va regarder les fleurs, et deviner ce qui rentre dans la ruche. Mais ce n’est pas si évident. Parce qu’il faut la fleur, l’arbre, bien sûr, mais il faut également le soleil, la pluie, et que ce soit le bon moment de la saison…

Alors, l’apiculteur débutant commence systématiquement à regarder ce paysage de plus près. Pour se rendre compte rapidement qu’il n’en connaît rien. Bien entendu, j’ai parcouru enfant, tous les petits chemins de terre autour de la ferme de mes parents. Je connaissais les rivières, là où on pouvait former un barrage avec quelques pierres, les arbres dans lesquels on pouvait prendre une branche souple pour construire un arc, ou ceux, plus grands qui pouvaient devenir une cabane de fortune. Mais je n’avais jamais regardé en détail ce qui composait ce paysage que je pensais connaître par cœur.

Reconnexion au monde

Au bout des branches souples du noisetier dans lequel mon père prélevait une branche pour me transformer, le temps d’une après-midi, en Indien, il y avait en fait les chatons du noisetier, qui permettaient, en mettant à disposition leur pollen, depuis tout ce temps et bien avant moi, de relancer l’activité des abeilles après un hiver rude à attendre patiemment ce retour à la vie. Au-dessus de mes cabanes, se dressaient les châtaigniers qui permettaient, avec les trèfles des prairies environnantes et les ronces sur le talus juste derrière moi, de faire des réserves pour que la colonie puisse passer un hiver avec suffisamment de ressources.

Tout ça était là avant moi, avant mon père, avant mon grand-père et encore bien plus loin avant nous tous. Et je ne le découvrais qu’à l’aube de mes trente ans. J’avais l’impression de redécouvrir le monde, et ce que j’en savais jusqu’ici me paraissait soudainement futile et sans intérêt. Lorsque l’on devient apiculteur ou apicultrice, les semaines qui suivent sont très riches d’apprentissage. On sait tout d’un coup quel temps il faisait la semaine précédente, et quel temps il fera la semaine suivante. On regarde ce qui fleurit, on s’arrête pour observer qui y butine, et si nos abeilles sont parmi ces butineuses. On finit par savoir, sur le bout des doigts, quelles conditions climatiques il faudra la semaine qui suit pour que les abeilles profitent pleinement de la montée du nectar. On sait si les pommiers donneront des pommes, s’il y aura des châtaignes ou des mûres à ramasser, on connaît le climat des quatre années précédentes…

Tous ces savoirs, nous les devons à l’abeille. L’abeille nous reconnecte au monde, elle change notre regard sur tout ce qu’on croit connaître alors que nous ne savons, avant elle, pas grand chose du paysage qui nous entoure. Si vous avez des abeilles dans votre jardin, vous savez ce que je décris dans ces quelques lignes. Si vous n’en avez pas, fabriquez une ruche, posez-la dans votre jardin, et si une colonie vient y habiter, votre regard va bientôt changer, croyez-moi sur parole.


Article rédigé par Mathieu Angot dans le neuvième numéro de la revue Abeilles en liberté.

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