La reine de l’ombre

Le grand départ

Lors de l’essaimage, la grappe se forme à l’endroit où la reine s’est posée suite à son départ de la ruche. Les premières ouvrières suiveuses se posent avec elle, puis toutes les autres s’accrochent aux premières pour former un essaim. Ces abeilles agglutinées vont patienter le temps nécessaire aux exploratrices pour dégotter un lieu propice à l’accueil de la colonie vagabonde, après une période de « délibération ».

Une erreur de casting ?

Quelle étonnante stratégie de confier la tâche de guider l’essaim, à la moins compétente du groupe ! En effet, la reine n’est pas vraiment réputée pour ses exploits aériens. Son dernier vol remonte à son bal nuptial il y a une année ou plus. Son activité de pondeuse n’entretenant pas la vigueur de ses muscles alaires, ils sont sans doute ankylosés depuis tout ce temps… C’est donc une piètre pilote qui est promue cheffe d’escadrille !

Plusieurs jours avant le départ, la reine est mise à la diète afin de perdre 25 % de son poids pour le jour J. Dans le même temps, les ouvrières se gavent de miel pour tenir plusieurs jours ; au moment du départ leur poids a augmenté de 50 % !

Le régime minceur de la reine n’est pas vraiment adapté à l’effort que représente cette épreuve. Sa perte de poids est indispensable pour arrêter la ponte et permet d’éviter qu’elle ne s’écrase au pied de la ruche lors de son envol. Perdre un quart de son poids avant une épreuve physique aussi intense, ne permet pas d’envisager un record.

Navigation à vue

L’essaimage ayant lieu par une belle journée ensoleillée, la lumière extérieure éblouit-t-elle les yeux de la reine ? Celle-ci est dotée de 3 500 facettes par œil, contre 4 500 chez les butineuses et 7 500 chez les mâles. Cette vue basse doublée d’une très longue période passée dans l’obscurité de la ruche, ne permet qu’une navigation à l’aveuglette…

Ce court vol, ne serait-il pas une d’épreuve d’effort pour la reine, permettant ainsi aux butineuses de jauger de ses capacités de vol ? En fonction de son comportement et de la distance parcourue, les exploratrices limiteraient-elles le rayon de leurs recherches à la distance que la reine peut réellement effectuer ? Cette dernière, qui ne se pose parfois qu’à quelques mètres de sa ruche d’origine, est-elle rapidement exténuée ?

Reine de l’ombre

Finalement la reine cumule bien des handicaps pour cette mission ! Engourdie, affamée, bigleuse… On peut aisément imaginer qu’elle s’accroche à la première prise à sa portée lui proposant ce qu’elle affectionne : de l’ombre. À bout de souffle, tout semble indiquer qu’elle atterrit en catastrophe dans la première zone sombre à sa portée…

La technique du drap blanc utilisé lors de cueillette d’essaim, incite la reine à se réfugier dans une ruche dont la porte est sombre. Cette technique efficace semble corroborer l’attrait pour l’obscurité de la reine. Passant la plus grande partie de son temps dans l’obscurité de la ruche ou de la cavité occupée par la colonie, la reine serait attirée par l’ombre, même si celle-ci est produite par le banc d’un square, ou la selle d’un vélo…

Place aux expertes

Entre la pose et le départ de l’essaim vers sa destination finale, il s’écoule suffisamment de temps pour permettre à la reine de se remettre de cet effort. Bénéficie-t-elle d’une collation avant le départ afin de prendre des forces ? Lors de l’envol de ce reposoir, elle est escortée par des butineuses, elles-mêmes guidées par les exploratrices en tête de cortège. Ainsi toutes les abeilles vont rejoindre leur futur nid, assurées que la reine pourra l’atteindre en toute sécurité.

L’évaluation de la capacité de vol de la reine, lors de cette escapade, permettrait aux abeilles d’établir un véritable plan de vol à partir de l’essaim. D’autres paramètres seront pris en compte, comme le type de lieu, le volume, la taille de l’ouverture, l’emplacement… Mais tous ne sont viables qu’à la condition primordiale : que la reine puisse se rendre à destination.

Autres abeilles, autres mœurs

Au Gabon, Roger Darchen a étudié les abeilles Hypotrigones qui ont une stratégie d’essaimage bien différente des abeilles mellifères1. Les exploratrices cherchent un nouveau lieu avant de quitter leur ruche. Une fois celui-ci trouvé, elles procèdent à son aménagement sommaire. Ensuite, de plus jeunes ouvrières arrivent et commencent à édifier des cellules. Puis des mâles commencent à voler nombreux autour de la nouvelle colonie. Enfin, l’ultime phase de l’essaimage, l’arrivée de la jeune reine vierge, accompagnée de très nombreuses ouvrières. Les relations entre la colonie mère et la colonie fille peuvent durer plusieurs jours, ou plusieurs semaines. La fécondation de la reine a lieu en général dans les deux jours qui suivent son arrivée dans la nouvelle habitation.

Références

  • Karl von Frisch, Le langage de la danse et l’orientation des abeilles [« Tanzsprache und Orientierung der Bienen »], Berlin, Springer Verlag, 1965
  • Karl von Frisch (trad. André Dalcq, préf. Pierre-P. Grassé), Vie et mœurs des abeilles [« Aus dem Leben der Bienen »], Paris, Albin Michel, 1984, 255 p.
  • Thomas Seeley, L’Abeille à miel – La vie secrète des colonies sauvages », 2020, (éditions Biotope) et « La Démocratie chez les abeilles – un modèle de société » , 2017, (éditions Quae).

Notes

  1. Roger Darchen. L’essaimage chez les hypotrigones au Gabon dynamique de quelques populations. Apidologie, 1977, 8 (1), pp.33-59. ⟨hal-00890418⟩

8 Comments

    • Bonjour et merci pour votre commentaire. Jean-Marie Durand, le photographe auteur de cette très belle photo le confirme : cette reine n’est pas toute jeune. Selon lui, les ailes abimées pourraient être dues à des combats entre reines… Il est vrai que le remplacement annuel des reines fait que l’on voit souvent des reines jeunes, alors que lorsqu’on laisse faire elles peuvent vivre 4 ou 5 ans.

  1. Vision très anthropocentrée de la colonie. Si la vue est le sens privilégié par les humains, l’auteur semble oublier que la colonie ou la reine ne le sont pas. Décevant à mon goût de la part d’un formateur en apiculture « naturelle ».

    • Bonjour Nezo et merci pour votre intérêt. Votre critique est intéressante car l’anthropocentrisme est en effet un écueil fréquent. Elle apparaît toutefois un peu acerbe et vite expédiée car le système visuel des abeilles, même s’il existe des différences notables (pouvoir de résolution, champ de vision, couleurs perçues, ocelles, etc.), est fondé sur des principes identiques à la vision de l’homme.
      Par ailleurs, les observations que fait dans ce texte Pierre Javaudin sont souvent empiriques et nombre d’entre-nous se posent ou se sont posés les mêmes questions en cueillant des essaims. Son étonnement nous paraît donc justifié et mérite d’être exposé. Au final, il propose une hypothèse qui est sans doute discutable mais cela tombe bien car c’est aussi la vocation de cette plateforme qui est faite pour discuter et argumenter. N’hésitez pas à approfondir vos critiques.

Les commentaires

Your email address will not be published.

Derniers articles de la catégorie Apiculture

Visuel promotion du guide Observations sur la planche d'envol