Le délogement : une vivisection sensible

Au pays du châtaignier ce choix peut surprendre, car l’offre de logements convenant mieux aux adaptations de Mellifera y est pléthorique. Suspendre ses rayons à un linteau de granit, bouillote l’été, glaçon l’hiver, entre une vitre et des volets peu jointifs, c’est opter pour une piètre caverne. Après avoir délogé des centaines de colonies, il vient à l’esprit d’autres hypothèses que le manque de pertinence ou le hasard.

Fenêtres et portes sont (avec les cheminées) les orifices par où transitent les flux élémentaires, les gens et les bêtes : les abeilles frappent-elles à la porte des cavernes humaines ? Pour offrir le présent de leurs soins ? Afin de se mettre sous notre protection ? Leur façon d’éborgner les bâtiments réinstaure-t-il « l’impôt à la fenêtre » pour des humains trop envahissants ? Choisissent-elles délibérément d’exposer leurs merveilles dans un vivarium ? Les linteaux activent-ils la mémoire ancestrale de surplombs protecteurs dans les falaises de l’Himalaya ? Ou bien leurs installations qui nous semblent contre-nature disent-elles l’irrésistible attraction des points d’acupuncture de nos paysages ?

… Un établissement le plus souvent provisoire, qui se solde par une fin de non-recevoir ; l’humain ne sait apprécier le soin apporté par le venin et l’irruption du sauvage dans l’antre civilisée le fait frémir ; même en apiculture, la collaboration s’organise avec une prudente distance.

Des abeilles vouées au délogement

Les abeilles sont donc vouées au délogement. L’expulsion simple n’est pas possible ; une colonie s’est géo-inscrite très précisément à l’endroit choisi, que chaque nouveau membre mettra en mémoire — coordonnées et vision rapprochée — lorsqu’il passera au service extérieur. Pas question, donc, de lui demander de se pousser un peu. Plus compliqué encore, depuis sa base l’animal a tissé une toile de connivences et de connaissances (autoroutes du ciel, réseau arachnéen reliant les ressources, raccourcis, voies de contournement…) quasi organique sur un environnement de quelques dizaines de km2 : chaque apiculteur le sait, déplacer une colonie suppose de l’en extraire, totalement.

La décision prise, sa mise en œuvre procède, dès après les premiers jours d’installation, d’un protocole simple à énoncer : plus ou moins séparer les abeilles de leurs rayons, intégrer ceux-ci à un système de ruche, puis réunir chair et squelette dans un contenant déplaçable, au plus près de l’emplacement initial. La technique et la gestuelle doivent s’adapter à la situation.

La décision prise, sa mise en œuvre procède, dès après les premiers jours d’installation, d’un protocole simple à énoncer : plus ou moins séparer les abeilles de leurs rayons, intégrer ceux-ci à un système de ruche, puis réunir chair et squelette dans un contenant déplaçable, au plus près de l’emplacement initial.

Un déménagement qui remue

Si le choix des abeilles nous questionne, le cours du déménagement amène l’opérateur à ressentir avec une acuité inhabituelle les effets de son rapport au monde. La conduite du cheptel y contribue aussi, mais à deux endroits au moins, l’intensité de l’expérience est propre à la nature de cette opération assez troublante.

  • La vérification, par le vécu, que nous infligeons aux autres qu’humains les effets d’une dominance fracturée par le sentiment d’appartenance et taraudée par des bouffées d’empathie.
  • Le caractère exceptionnel de la relation à bout portant, du contact sans filtre, à la fois d’une grande violence et d’une attention parfaite, comporte une dimension émotionnelle sidérante partagée, semble-t-il, par les deux protagonistes.

Chirurgie lourde

Les deux postures extrêmes caractérisant les comportements humains influent de façons contraires sur cet acte de chirurgie lourde, mais sont incarnées dans la même personne.

La main droite tient le couteau. De l’architecture subtile élaborée par la colonie, elle ne perçoit qu’un chaos incompatible avec les techniques apicoles. Elle entend imposer un ordre qui permette la maîtrise et la gestion, et taille avec assurance pour donner corps à son projet. La gauche use du pulvérisateur pour refroidir le théâtre d’opérations ; elle est gauche, ne compte pas sur sa virtuosité. La solution la plus simple au désordre est qu’il ne se produise pas, de n’en pas vouloir. Elle croit que sa modération, son calme, son détachement se propageront aux abeilles, et ne perd pas de vue que le désordre sera résorbé par le grégarisme des insectes, leurs efforts constants pour maintenir l’unité organique, leur capacité à rétablir les valeurs de l’homéostasie, leur quête permanente de l’équilibre.

Entre les deux, les yeux enregistrent les signes ténus qui guideront la méthode, les moyens et les doses de l’intervention. La part d’activité cérébrale disponible pour répondre aux immanquables curiosités est alors assez réduite, d’autant que se fait jour un sentiment confus : ces moyens brutaux offrent-ils la solution la plus appropriée au problème posé par l’espèce ?

Une sidération partagée

Une colonie défend le nid, condition de sa survie, et la famille sous linteau le fait aussi, plus ou moins vigoureusement selon ses gènes. Il est donc prudent de l’aborder nanti des moyens défensifs et offensifs utilisés à l’ouverture d’une ruche dont on ignore le tempérament. Mais la suite est à l’inverse de ce dont la pratique apicole instruit, qui voit généralement l’ambiance se durcir lorsque l’opération se prolonge et que persiste le mouvement.

Ici, passées les premières réactions, et sans répression particulière, le désordre accompagnant la destruction du nid engendre l’atonie des occupantes qui abandonnent, le plus souvent, toute réaction à l’intrusion. On peut évidemment penser que la défense du nid puisse cesser avec son existence ; la vie de chaque insecte y est vouée totalement au destin de la communauté, dans la piqûre aussi ; et il est certain que les jabots saturés n’incitent pas à un comportement de kamikaze, mais l’abattement survient de façon précoce, en lien direct, semble-t-il, avec la détermination de l’opérateur, avant même que le désastre soit consommé.

Et la torpeur gagne aussi le chirurgien, en demande pourtant de capacités supplémentaires. On peut imaginer également que le stress, la fatigue, les émotions modifient l’état de conscience, mais la catalepsie se manifeste sans crier gare (le plus souvent révélée par une question angoissée de l’entourage sur l’avancement des travaux), et l’on se surprend la brosse en l’air, dans un mouvement suspendu, un accompagnement méditatif, un endormissement de la volonté… dont la lenteur de paresseux se révèle finalement plus productive que l’exercice résolu de la suprématie.

La mise à mal du nid est un accident courant pour l’espèce, la rançon de ses valeurs gustative et énergétique. Quelle que soit l’ampleur de la dévastation, la détermination des abeilles à reconstituer la colonie est entière, et, après la phase de destruction, le mieux à faire est d’accompagner et faciliter leur réorganisation, de les soumettre le moins possible à notre méthode : une gageure, la fatigue venant !

L’ordre du monde

La lumière a baissé, comme la température ; un ronronnement léger a succédé au bourdonnement tendu et plaintif de l’organisme éclaté. Les groupes migrent calmement et s’assemblent, des ménagères s’affairent ; la présence de la mère, mais aussi les rayons ou les encoignures protectrices sont de provisoires lieux de regroupement.

Si l’opérateur prend maintenant conscience que le monde se remet à l’endroit, c’est que les forces centripètes qui rassemblent les insectes ont aussi ramené ses sensations à une sereine intériorité.

Les armes ont été déposées. C’est à l’unisson, dans une sorte de réconciliation, que l’opération prend fin. Avec, toujours, un sentiment de gratitude : les abeilles ont fait l’essentiel. Peut-être simplement ce qu’elles font habituellement, nous introduire sans manières à l’ordre du monde, nous rendre sensibles, par leur grâce, à l’efficiente beauté du vivant.

Les armes ont été déposées. C’est à l’unisson, dans une sorte de réconciliation, que l’opération prend fin. Avec, toujours, un sentiment de gratitude : les abeilles ont fait l’essentiel. Peut-être simplement ce qu’elles font habituellement, nous introduire sans manières à l’ordre du monde, nous rendre sensibles, par leur grâce, à l’efficiente beauté du vivant.

L’art du compromis

Le plaisir redoutable d’une action sur celles et ceux dont nous avons fait les moyens de notre accomplissement est là dangereusement gratifiant puisque semblant pour une fois légitime, et paré de la magie d’un apparent pouvoir d’initié sur le mystère du sauvage. Il est facile de s’y complaire en perfectionnant à chaque fois les gestes, dompteur habile pour une assistance enchantée.

Mais ses inconvénients sont accablants : la brutalité de la méthode, le temps passé, les doubles voyages des délogement-déplacement, le désordre dans l’habitation, le danger potentiel pour le voisinage… et globalement la propension délétère d’une civilisation humaine à prétendre courber toujours plus le monde autour d’elle. Ils obligent à prendre en compte l’insistance des abeilles tout en contournant les difficultés qu’elle fait naître.

Nous avons choisi de privilégier le raccourci ; soit, en cas de récidives, faire une offre raisonnable de logement à l’endroit exact élu par les représentantes de l’espèce. La ruche(tte) d’accueil, judicieusement équipée et positionnée à l’aplomb du linteau, est régulièrement choisie. Ses forme, matériau et mensurations dépendent de sa destination.

L’objectif (chacun chez soi) est alors atteint, le traumatisme évité, l’instinct du chasseur satisfait et la relation déviée vers l’humain. Pour vivre le corps à corps émouvant, il reste l’imprévu.

L’adhésion, toujours très spontanée, des propriétaires du lieu à cette stratégie procède évidemment d’un intérêt bien compris, mais on peut aussi lire dans ce relatif partage de la sacro-sainte propriété la complicité libertaire avec une activité, l’apiculture, qui confine au braconnage : un heureux effet de l’aura des abeilles à miel ou le pouvoir mystérieux des lumières par lesquelles sourd l’énergie de la terre ?

1 Comment

  1. Souligner l’intensité partagée, autant par l’apiculteur que par les abeilles, dans leur relation commune au “tout“, au moment de l’enruchage d’un essaim libre, sauvage, valait bien cet article… Merci d’exprimer aussi bien et autrement qu’en vulgaires kilogrammes, ce qui est sans doute l’apex de cette relation, non pas seulement entre l’abeille et l’homme mais entre l’abeille et l’humanité de l’homme.

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