Les abeilles mellifères sauvages, ces inconnues

Extrait de l’article « L’abeille mellifère sauvage, cette inconnue » rédigé par l’entomologiste Vincent Albouy.

Des mœurs forestières primitives

Ce qui est vrai, c’est que les colonies sauvages ont rarement intéressé apiculteurs et surtout chercheurs… Est-il encore temps de mieux connaître cette population ? C’est ce que croit Abeilles en liberté et l’OPIE, avec qui nous lançons une enquête participative nationale sur les arbres à abeilles, en complément d’une étude locale menée par l’OPIE de 2018 à 2022 en Poitou-Charentes pour mieux comprendre la dynamique démographique des colonies à l’état sauvage. Ces initiatives et leurs résultats seront, espérons-le, une première étape vers une reconnaissance officielle de cette population non domestique d’abeilles mellifères, qui permettra ensuite de travailler à sa protection. Une urgence absolue, au vu des menaces qui pèsent sur les pollinisateurs. Les abeilles domestiques, c’est-à-dire les colonies d’élevage de l’abeille mellifère, occupent tout l’espace scientifique et médiatique depuis plus de 23 siècles. En effet, dès Aristote qui le premier écrit sur les abeilles mellifères, les observations se font à partir des ruches. Dans les neuf chapitres que Réaumur consacre aux abeilles mellifères dans le cinquième tome de ses Mémoires pour servir à l’histoire des insectes paru en 1740, je n’ai relevé que quelques allusions à leurs mœurs forestières primitives. Le reste concerne les ruches. Les populations sauvages semblent être passées presque totalement inaperçues aux yeux des
générations d’entomologistes qui se sont succédées depuis ce grand ancêtre. Je n’ai trouvé presque aucun article traitant de ce sujet dans les revues scientifiques ou amateurs françaises du xixe et du xxe siècle. Les quelques références existantes décrivent des situations atypiques, notamment des cas de nidification à l’air libre.

Aucun recensement des colonies sauvages

En 300 ans d’entomologie scientifique française, il n’existe donc aucune étude de la biologie des populations à l’état sauvage, aucun recensement, aucun suivi ! La situation française n’est pas une exception : il n’y a que très peu d’études sur l’abeille mellifère à l’état sauvage dans le reste de l’Europe. Les plus fouillées concernent l’abeille noire, la race d’Europe de l’Ouest et du Nord. Dues au professeur Friedrich Ruttner et à ses collaborateurs, elles mêlent observations faites dans la nature et observations faites dans un cadre apicole, et il est souvent difficile de distinguer les unes des autres. Nos amis belges du CARI ont publié la traduction française d’une excellente synthèse sur le sujet, librement téléchargeable. Ce manque d’études scientifiques est une perte irrémédiable, car les conditions de vie de l’abeille mellifère comme les paysages ont considérablement changé en France depuis un siècle à cause des évolutions techniques de l’apiculture, de l’agriculture et de la sylviculture. Les mœurs des abeilles ont été affectées ou se sont nécessairement adaptées à ces nouvelles conditions et modifiées sur certains points. Mais faute d’études anciennes détaillées, il nous est impossible désormais d’appréhender l’importance et la nature de ces adaptations.

L’exception américaine

Dans cette grande nuit documentaire européenne, brille une petite lumière en provenance des ÉtatsUnis et dans une moindre mesure d’Australie et de Nouvelle-Zélande, où les abeilles mellifères ont été introduites depuis l’Europe au xviie et au xixe siècles. Rapidement échappées des ruches, elles sont retournées à l’état sauvage dans leurs nouveaux milieux d’adoption. Ces populations sauvages ont fait l’objet d’études parfois très approfondies depuis les années 1970. Pour la plupart des auteurs concernés, cette incursion parmi les abeilles à l’état sauvage s’explique par les hasards de leurs recherches ou des financements disponibles. La menace représentée par l’arrivée des abeilles africanisées aux États-Unis a conduit les autorités à financer de nombreuses études sur les populations sauvages, notamment dans le Sud du pays, depuis les années 1980. En Australie, les abeilles mellifères retournées à l’état sauvage se comportent dans certains milieux comme une espèce exotique envahissante, ce qui a motivé diverses études.

Apis mellifera sauvage wild

Remarquable exception, le professeur Thomas Seeley de l’université Cornell dans l’État de New-York a étudié tout au long de sa carrière par sa volonté propre, les abeilles mellifères à l’état sauvage. Voici ce qu’il écrit en 2016 dans son ouvrage Following the wild bees (En suivant les abeilles sauvages) : « Je ressentais alors [au moment de la rédaction de sa thèse dans les années 1970] et je ressens encore aujourd’hui un fort désir de mieux comprendre comment ces belles petites créatures vivent dans des colonies sauvages dans les forêts, plutôt que dans des colonies domestiques dans des ruchers. À moins de pouvoir apprendre comment Apis mellifera vit dans son environnement naturel, je ne comprendrai jamais vraiment comment sa physiologie, son comportement et sa vie sociale l’adaptent au monde naturel. » Aussi intéressants soient-ils, ces travaux concernent des populations d’abeilles mellifères qui se sont adaptées à un milieu neuf pour elles. Leur comportement comme leur génome ont été forcément modifiés par rapport à ceux des populations européennes. Mais là encore, par manque de points de comparaison, il est difficile de faire la part des choses entre le socle commun aux diverses populations et les originalités apparues dans ces nouveaux mondes.

Une richesse génétique

En France, si les scientifiques ont fait l’impasse sur les populations sauvages d’abeilles mellifères, les apiculteurs s’y sont beaucoup intéressés pour diverses raisons, notamment la récupération des colonies. Les revues apicoles sont pleines d’anecdotes et de petits faits très intéressants mais très dispersés. Par exemple à l’arrivée du varroa, contrairement aux prévisions ou aux prophéties des experts, les abeilles mellifères à l’état sauvage se sont maintenues et ont pu, pour certaines, développer une résistance ou une tolérance. Les premiers à signaler ce fait furent les apiculteurs, et le dépouillement de leur presse permet de glaner des témoignages très instructifs. Le mérite de l’étude la plus poussée, – de la seule étude devrais-je dire –, sur les abeilles mellifères à l’état sauvage en France, revient au docteur Robert Canteneur. Vétérinaire des services départementaux du Bas-Rhin du ministère de l’Agriculture et apiculteur amateur. Il a lancé en 1978 une vaste enquête sur ce sujet auprès du monde apicole. Ce travail est d’autant plus précieux qu’il précède l’arrivée du varroa et ses dégâts sur les populations domestiques et sauvages. Cette méconnaissance scientifique est un grave handicap pour tenter de comprendre si les abeilles mellifères à l’état sauvage parviennent ou non à surmonter les graves défis de notre monde actuel : pesticides, modification des paysages, raréfaction des sites de nidification naturels, maladies, parasites et prédateurs introduits, pollution génétique, et si oui de quelle manière. Ainsi nous n’avons aucune idée de la densité des colonies à l’état sauvage dans les forêts et les campagnes françaises d’autrefois, avant l’intensification de l’agriculture et de la sylviculture. Faute de point de comparaison, il nous est donc difficile d’interpréter les densités qui peuvent être constatées à l’heure actuelle.

Elles relèvent seules leur défi

Les abeilles mellifères à l’état sauvage ne sont rien d’autre que des abeilles “domestiques” qui vivent leur vie sans l’intervention de l’homme. Elles subissent sans cesse une forte influence des nombreuses activités humaines avec lesquelles elles ne cessent d’entrer en interaction. Mais contrairement aux abeilles d’élevage, sans cesse soumises aux interventions de l’apiculteur, elles relèvent seules ces défis. Assujetties à une intense pression de la sélection naturelle, elles trouvent par leurs propres moyens, ou ne trouvent pas, les solutions pour tenter de les surmonter. C’est pourquoi mieux comprendre la vie des abeilles mellifères à l’état sauvage aura beaucoup à nous apprendre. Car qui mieux que les abeilles peut savoir ce qui est bien pour elles ?


Article extrait du dossier « suivi sur cinq ans de colonies à l’état sauvage en Poitou-Charentes ».
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4 Comments

  1. Je suis très intéressé par vos articles car depuis ce printemps, je peux dénombrer 100-200 abeilles mellifères sauvages dans mon jardin. Elles sont essentiellement à butiner sur les Sartiettes, thyms et Accacias. C’est la première fois que je vois ce phénomène. Habituellement il y a quelques dizaines d’abeilles sauvages, et basta. Je suis heureux de ce phénomène et me demande si je peux aider ces abeilles. Les sauvages disposent de 3 maisons spécialement prévues à leur usage..
    Cordialement,
    PL. Ardeche

    • Bonjour,
      c’est effectivement une nouvelle rassurante et espérons durable. Si vous voulez témoigner pour Abeilles en liberté, il suffit de nous envoyer vos observations et des photos à redaction.ael@gmail.com.

  2. Avant de faire beaucoup de belles phrases, il est important d’étudier pourquoi les anciens ont installé leurs ruches dans de telles expositions. Mettre les ruches à l’orée des bois est néfaste car le taux d’humidité rejeté par la forêt est trop dangereux l’hiver pour les abeilles N’oublions pas que l’un des pires ennemis des abeilles est l’humidité. Par contre la chaleur imposée par les expositions de ces ruchers contribue à lutter contre certains prédateurs comme Varroa par l’augmentation de la chaleur dans la couveuse qui est au centre de la grappe. Ces expositions de ruchers contribuent à l’heure où la nature est un vrai désert à favoriser les essaimages de manière à remplir les biotopes. Le rucher que je dirige va rester dans son jus, aucune ruche ne changera d’emplacement, aucune ruche ne sera nourrie au sucre candi comme je le vois souvent , aucune ruche ne sera traitée avec le moindre acide etc… Le but principal est scientifique et l’observation du comportement des grappes permet de retrouver les gènes défenseurs. Rucher à but d’observation et de défense de la biodiversité. Maurice Rouvière

  3. Les colonies « sauvages » sont nombreuses en Corse où elles colonisent notamment les chataigners laissé à l’abandon et dont le tronc est creus par la maldie de l’encre..J’ai commencé mon rucher en Corse à partir d’unessaim provenant d’une forêt très peu fréquentée (Lonca)..Il était indemne de varroa..

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